Come Closer

J'ai toujours eu un grand problème avec la réalité. Vu que personne ne peut me confirmer que ce que je vois est réel, que je suis la seule juge, et que j'ai absolument pas confiance en mes jugements, je sais pas si ma réalité est bonne. Si mes souvenirs sont justes, si c'est moi qui déconne ou si, au contraire, j'ai bien compris le principe de la vie. Si jamais j'ai vu Matrix dans les 72h antérieures, je serais même capable d'angoisser en me croyant VRAIMENT dans la matrice. Ou alors je me dis que si ça se trouve, je suis juste droguée et trop défoncée pour me rappeler que j'ai pris des drogues. Ou alors je crois que je suis the Truman Show. Que je vis dans un monde éprouvette, qu'on est un essai. Ou que j'existe grâce à l'imagination d'une tierce personne dans un monde parallèle. Que je vis une version du monde mais qu'il peut en y avoir tant d'autres. Je revisite un peu le monde à ma manière. J'y ajoute des gens. Des décors. Des histoires.

Dans mon monde, je vois les gens comme des petits amas d'énergie qui se choquent, se croisent, se détachent. L'humain est une barrière, c'est sa propre barrière. Un humain représente l'autre, la frontière de ce dont tu es sûr, de ce que tu veux, de ce que tu penses. "Le monde est vaste mais l'humain représente l'espace restreint". On s'affaire à évoluer dans notre bulle, jusqu'à ce que celle-ci croise la route d'une autre bulle. Soit on se bat pour garder son espace. Soit on invite l'autre à y entrer.

On est comme des portes qui se baladent dans l'espace (non, ne pensez pas à Portal) : on est ouvert, fermé, entre les deux, caché. On peut vouloir se protéger avec des serrures, des gros cadenas, ou on peut se laisser totalement à nu à l'autre. Chacun choisit les modalités d'entrée dans sa bulle. Chacun fixe les règles, les protections.

C'est pourquoi certaines personnes accèdent plus facilement à l'Autre, car elles partagent peut-être les mêmes clés. Ou on les donne. On les échange. C'est comme ça qu'arrive le partage, l'amitié, et tous ces trucs cools, parfois les peines, parfois on partage du rien, mais ça marche quand même. On autorise les autres à connaître notre espace, si ils correspondent assez. Si on a confiance.

Moi j'ai les clés de personne, du coup je crochete la vie des gens. Je me crois dans Cat's Eyes (mais pas dans la Cambrioleuse). Petit à petit, sans me presser, sûre de moi, je vais déverrouiller les barrières de l'autre pour lui montrer que je m'immisce insidieusement dans sa vie.  Et généralement, une fois que j'aurais atteint le fond de la personne, que j'aurais découvert ce qu'elle cachait, ça va me lasser, et je repartirais comme je suis venue, en renfermant tout derrière moi, sans une trace. Si j'ai envie de revenir, je connais le chemin. Je vois les gens comme des challenges. Des milliers de verrous à déverrouiller avec mes petits doigts. Après je me demande si les gens se souviennent de moi.

Moi je veux pas m'ouvrir. Je me suis colmatée de serrures, partout, à chaque voie d'entrée. Je suis ultra-sécurisée. Même moi je me connais pas, j'ai enfoui des choses loin, je garde une trace d'à peu près tout, et je fais bien attention à ce que les gens se cassent les dents sur mes barrières. Je sais que personne ne rentrera. J'ai tellement peur qu'on détruise tout ce que j'ai accumulé que je cache tout, sans exception.

Mais j'ai oublié que je suis pas seule à aimer jouer avec les serrures, que je suis pas la seule à aimer le défi, et pendant que je m'efforce à rentrer dans les gens, j'oublie celui qui est sur le pas de ma porte, avec du fil de fer, les genoux sur mon paillasson, prêt à voir jusqu'où il pourra accéder.

Parfois on tombe sur les personnes qu'on devait rencontrer. Parfois on les aime, et elles s'en vont. Parfois les gens ont assez confiance pour donner l'accès total à la personne. Parfois elles vous prennent des choses importantes. Parfois elles vous enrichissent. Mais immanquablement, elles s'en vont.