Nés sous la même étoile

Une étoile crasseuse, terne. Appel de Mutti dans l'après-midi, qui fond en larmes, débitant à la seconde tous nos soucis, tout ce qui ne va pas, tout ce qui donne l'impression que ça n'ira jamais mieux. Les dépenses sont plus importantes que les entrées. Aucun logement HLM ne se présente (depuis quoi, quatre ans ?). Pas de travail. Le budget déjà serré au quotidien - pas de viande, pas de sorties, pas de vacances. Pas de voiture. Mon père qui veut nous détruire. Pas de plaisir. Et puis l'argent de côté qui s'épuise. Il nous reste un an ou deux avant de ne plus avoir de sous du tout, zéro, rien, nada. Et chaque jour, on s'approche un peu plus de ce jour fatidique : celui où on deviendra des parias de la société, parce que rien n'est fait pour nous, les pauvres. Le jour où on aura plus de logement. Le jour où on pourra plus se nourrir sauf si on fait la manche. L'épée de Damoclès - sauf que nous, c'est plutôt une grosse enclume. Et il n'y a rien à faire, excepté attendre, se battre, jour après jour, pour subsister un jour de plus, un jour de grâce. On devient con, on espère qu'un oncle caché nous appelera et nous dira "ouaich grosse, en fait ta vie de galère s'arrête maintenant, vous êtes toutes héritières d'un château en Italie". On pense à la DDASS, on se demande si c'est aussi terrible que ça. On redevient con et on se dit que c'est pas possible d'être aussi dans la merde depuis toujours, que la vie va forcément nous faire une fleur à un moment, c'est comme ça que ça se passe dans les films, et puis les films, c'est la réalité non ?

Et on revient sur Terre, on se prend une énième prune dans le tram par un contrôleur aigri, qui vous croit pas quand vous lui dites que son amende, vous n'avez rien pour la payer, ni monnaie ni les sous nécessaires sur le compte. On entend l'énième discours moralisateur : si vous payez pas, vous allez avoir des emmerdes avec les impôts mais bon, ça nous passe par dessus la tête, si ça se trouve d'ici deux ans on sera clodos.

Vous connaissez les spirales ? Qui entraînent jusqu'au fond ? Je voudrais que le sens de la spirale change, qu'elle nous mène aussi loin que possible du point de départ.

Et les gens qui te croient pas. Hahaha, des cafards de nos jours, mais c'est que tu dois être crade non ? Tu laves ton linge à la main, mais t'es un peu crade non ? Pas manger le soir pour économiser, arrête un peu de me raconter des conneries tu veux ? Et puis bon, t'as bien des tunes pour fumer et boire de l'alcool en soirée, me dis pas que t'es pauvre. Hé ben quoi, je comprends pas pourquoi tu viens pas avec nous à Port Aventura, ça nous coûte "que" cinquante balles chacun ! Etc, etc. La seule qui se déboîte la mâchoire au Jamel Comedy Club parmi tes potes, c'est toi, parce que toute la misère qu'ils tournent en dérision, toi aussi tu la connais, et ça te fait plaisir de voir que t'es pas la seule à préférer ne pas bouffer le matin plutôt que de se taper les petits gâteaux secs sans goûts livrés par 100 au Carrefour Discount. Toi aussi tu rigoles quand l'humoriste répond à sa mère qu'il peut pas aller dans sa chambre, parce qu'il en a pas. Hahahaha. Les autres rigolent parce qu'ils pensent que c'est exagéré. Toi tu rigoles parce que déjà, c'est gratuit, et puis ça fait du bien de voir qu'on est pas les seules au monde à vivre ça. On dédramatise par le rire, on se dit que c'est pas grave, hahaha.

Jusqu'au jour où on deviendra des invisibles aux yeux de la société parce qu'on pourra plus consommer, alors on sera des humains inutiles, comprenez. En attendant, on rigole comme on peut, on vit comme on peut, on essaye de se faire entendre le plus possible pour prouver qu'on existe, pour SE prouver qu'on existe, pour oublier la survie. Même si la seule solution c'est de se battre dignement jusqu'à la fin.

VIENS PAR ICI QUE JE TE BOUFFE, JE SUIS EN MANQUE DE PROTEINES BORDEL